Quantcast
Channel: Revue À bâbord !
Viewing all articles
Browse latest Browse all 1966

Relations à l'heure des ruptures

$
0
0

Les revues Relations et À bâbord !évoluent en bonnes camarades au sein de la gauche québécoise depuis plus de 20 ans, chacune dans sa spécificité. La doyenne des deux, Relations, avec sa longue histoire (83 ans), ses racines profondes et ses moyens, a souvent semblé tel un chêne solide à côté du jeune roseau vibrant mais fragile qu'est À bâbord !. Ces derniers mois, malheureusement, les deux ont rencontré des vents contraires.

Comme on le sait, À bâbord ! a perdu une importante subvention qui l'a contrainte de lancer une campagne de sociofinancement pour financer ses prochains numéros. Du côté de Relations et du Centre justice et foi (CJF) qui la publie, les ruptures s'additionnent. Le lien d'emploi est définitivement rompu entre le conseil d'administration, dont les jésuites ont pris le contrôle majoritaire, et le personnel qui a été mis à pied « temporairement » en mars dernier. Une entente confidentielle a été négociée après six mois de suspension des activités et une mise à pied que les employé·es continueront sans doute de considérer injustifiables, injustes et scandaleusement contre-productives s'il s'agissait de « restructurer » et d'assurer la pérennité de Relations et de ce centre d'analyse sociale. Ces employé·es ont publié le texte « Notre version des faits [1]» en juin dernier. La majorité des partenaires du CJF et de la revue se sont montrés solidaires des employé·es dès le début de l'affaire et plus de 1 300 personnes ont exprimé leur indignation en signant une déclaration d'appui.

Exit donc toute une équipe compétente (dont certains membres travaillaient là depuis 10, 17, voire 25 ans) qui a refusé de voir s'éterniser sa mise à pied d'encore au moins quatre mois, sans signe de réparation à l'horizon. Sans garantie que son expertise et son point de vue, après des mois de refus du dialogue de la part du conseil d'administration [2], soient enfin sérieusement considérés lors d'une consultation élargie tardivement annoncée. Et sans garantie que chacun·e retrouverait son emploi et pourrait poursuivre la longue aventure de la revue Relations et du CJF. Quant à la directrice Isabelle Lemelin, qui n'aura été en poste que quelques mois (dont une bonne partie sans employé·es), elle a passé« le flambeau »à la fin de l'été, un flambeau pas mal éteint.

La fin d'un pluralisme fécond

Ce qu'on risque d'éteindre de plus grave dans cette affaire, c'est l'esprit d'ouverture et de collaboration qui caractérisait le CJF et Relations depuis des décennies et forgeait leurs réalisations – tout le contraire de l'esprit autoritaire de fermeture au dialogue dont les jésuites et le conseil d'administration du CJF ont fait preuve ces derniers mois. Au CJF et à Relations, dans différents comités, activités publiques et publications, réfléchissaient et débattaient ensemble des croyant·es, des non-croyant·es ou autrement croyant·es ; des laïques, des jésuites et des personnes d'autres confessions ; des spécialistes (professeur·es, chercheur·es, etc.), des acteurs sociaux, des artistes aussi, aux côtés de citoyen·nes. La restructuration visée au CJF ne masquera pas longtemps le déclin provoqué de ce pluralisme fécond sans lequel la voix du CJF et de la revue aura moins de portée dans la société québécoise.

Au fil des 16 années que j'ai passées à Relations, à son comité de rédaction, j'ai vu des théologien·nes (Gregory Baum, Robert Mager, Denise Couture), le jésuite Guy Paiement ou encore un professeur de sciences des religions comme Louis Rousseau dialoguer avec Eve-Lyne Couturier de l'IRIS, la sociologue Rolande Pinard et les chercheurs Jonathan Durand-Folco et Yves-Marie Abraham. Le chrétien engagé Jean-Claude Ravet, ex-rédacteur en chef de la revue (2005-2019), a entre autres attiré dans ce cercle l'anthropologue et professeur Gilles Bibeau, l'écrivaine d'origine haïtienne Marie-Célie Agnant et la militante féministe athée Lorraine Guay, qui y croisaient des croyantes féministes comme Élisabeth Garant, Claire Doran et Céline Dubé, ou encore une militante altermondialiste agnostique comme moi.

C'est rare un tel lieu où la poursuite d'un idéal de justice sociale et écologique ainsi que le développement d'une analyse critique à l'endroit des structures de pouvoir – religieux, économique ou politique – n'excluent pas l'expression d'une spiritualité engagée dans la cité. Tout un carrefour de pensées forgeait la diversité des regards qu'on trouvait dans Relations et sa capacité d'aborder certaines dimensions de l'expérience humaine avec une profondeur qui lui était spécifique et qui n'excluait ni l'expérience spirituelle ni la critique des pouvoirs religieux. Plusieurs de ses dossiers le reflètent, pensons entre autres à ceux sur l'indignation, la décroissance, le racisme (tous épuisés), la désobéissance civile, la Palestine, la gratitude, les violences sexuelles, ou encore aux questionnements portés dans son numéro du 80e anniversaire « En quoi croyons-nous ? » (no 814, automne 2021).

Repli et rétrécissement

Certes le CJF n'est pas encore mort, mais plus de 10 mois d'arrêt n'augurent rien de bon, notamment pour la survie de Relations dans cette période difficile pour l'ensemble des revues sociales et culturelles mises en marché au Québec. On sait que son CA pense proposer une nouvelle formule sans se montrer certain qu'elle plaira aux nouveaux abonnés – au point qu'il a préféré les rembourser en attendant. La rumeur court depuis plusieurs mois qu'il pense sacrifier sa version imprimée, pensant économiser en ne gardant qu'une version numérique. Un tel virage – concernant l'une des plus anciennes revues francophones au Québec, qui dispose d'un bassin enviable de fidèles abonné·es et qui arrivait en 2023 au deuxième rang des meilleures ventes parmi les revues culturelles promues par la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) – choque profondément. D'autant que ce changement n'a aucunement étéélaboré (en date du 7 octobre dernier) avec l'équipe éditoriale et le comité de rédaction de Relations qui ont fait une importante refonte il y a à peine trois ans en réfléchissant à ce sujet.

Dans l'équipe d'À bâbord !, de Relations et d'autres revues, on sait que la quincaillerie du numérique a peut-être certains avantages sur le papier, mais elle a aussi des coûts, incluant des coûts écologiques cachés. On sait aussi que transformer des abonné·es et acheteur·euses en kiosques en abonné·es et client·es payant pour du contenu numérique (articles à la pièce, PDF, version epub) représente un défi important qui nécessite des investissements et des approches marketing adaptées. En outre, le blocage des médias par Facebook/Meta au Canada –À bâbord ! le subit – montre bien les écueils qui peuvent nuire à la diffusion de contenus numériques.

Quoi qu'il en soit, l'heure semble être au rétrécissement de Relations et du CJF. Le mot « restructuration » conduit rarement à autre chose à l'ère néolibérale, surtout pas lorsqu'on procède d'une manière qui ressemble autant à une stratégie du choc. Le secteur Vivre ensemble du CJF, animé par Mouloud Idir et que plusieurs lecteurs et lectrices d'À bâbord ! connaissent, risque d'écoper, tout comme d'autres aspects importants du Centre. Son apport novateur et précieux, depuis 1985, sur les sujets liés à l'immigration, au pluralisme, à la laïcité, au racisme et à l'islamophobie, laissera sa marque.

Attendons la suite, mais l'argument qu'un manque de ressources financières justifierait ce déclin vers un mini-CJF est contesté depuis le début et la situation concerne aussi d'autres bailleurs de fonds. Les Jésuites du Canada – la nouvelle entité pancanadienne qui a absorbé, en 2018, la province des jésuites du Québec et d'Haïti – font d'importants investissements ailleurs. D'autres de leurs œuvres sociales subissent des transformations difficiles (à Toronto notamment). Ils semblent se replier sur leur communauté de foi. De nombreuses relations, pourtant constitutives de l'ouverture et de la spécificité québécoise de Relations et du CJF, s'en trouvent dévalorisées, voire brisées. Ainsi, si relance il y a au bout de tout ça, il sera peut-être plus honnête de renommer autrement Relations et ce Centre que ses fondateurs avaient voulu appeler justice et foi, non pas le contraire.


[1] Lettre ouverte publiée dans Le Devoir du 25 juin 2024 et sur le site soutenonslesemployesducjf.org où se trouve la Déclaration d'appui.

[2] Ce dernier a aussi refusé une demande de rencontre faite par le comité de rédaction de Relations.

L'autrice est ex-éditrice et rédactrice à la revue Relations (2007-2023).

Illustration : Jacques Goldstyn


Viewing all articles
Browse latest Browse all 1966

Trending Articles